Ce texte a été lu lors des auditions parlementaires qui ont abouti à la réforme de la loi pénale sexuelle. Il contient des commentaires et des suggestions sur un projet de loi qui a depuis été substantiellement modifié :
Nous sommes Laïs Djone, co-présidente et Daan Bauwens, responsable de la représentation politique de l'asbl Utsopi. Nous avons été consultés avant que la première version du texte ne soit présentée au Conseil des ministres. Par la suite, nous avons été consultés à plusieurs reprises lors des négociations qui ont abouti au présent texte. Nous ne sommes rémunérés par aucune instance pour être ici aujourd'hui.
Utsopi est la seule organisation par et pour les travailleurs du sexe dans notre pays, en autogestion. Nous sommes une organisation bilingue avec des antennes à Bruxelles et en Flandre. Nous comptons 99 membres et sommes en contact direct avec environ 400 travailleurs du sexe. Notre rayonnement direct se situe entre un sur dix (selon une estimation très récente de Stef Adriaenssens de la KU Leuven) ou un sur septante (si l'on suit l'estimation de la police fédérale de 2015). Grâce à notre intense collaboration avec les organisations d'aide Violett, Espace P, Alias et BoysProject, nous sommes en contact indirect avec quelques milliers de travailleurs du sexe. Ils peuvent être informés de leurs droits par notre intermédiaire et nous sommes informés de leur situation.
Pourquoi Utsopi était-il présent lors de la préparation de ce projet de loi? Tout est lié à la pandémie et à la fermeture obligatoire du secteur. Cela a été répété d'innombrables fois : des milliers de travailleurs du sexe sont passés entre les mailles du filet de la sécurité sociale en raison du flou de leur statut. La faillite de la politique belge de tolérance, que nous dénonçons depuis longtemps, est désormais évidente pour tous. Au début de la première fermeture, des travailleurs du sexe et les employés d’UTSOPI ont commencé à chercher des moyens pour que les travailleurs du sexe puissent obtenir de l'aide à partir des systèmes et des statuts existants. Utsopi est entré en contact avec les cabinets pour lever les ambiguïtés, a œuvré pour la réouverture du secteur et, avec les associations socio-médicale, s'est assis avec les virologues et les cabinets pour rédiger les protocoles. Nous avons collecté 35.000 euros par le biais du crowdfunding et les avons distribués à environ 300 travailleurs du sexe qui étaient totalement sans revenu. Nous avons distribué 1200 repas dans le quartier nord de Bruxelles, où vivent certains des travailleuses du sexe les plus précaires du pays. Au cours de cette période, Utsopi comptait 4 employés. Sans les efforts volontaires et inlassables de dizaines de travailleurs du sexe, nous n'y serions jamais parvenus.
L'intense consultation avec les cabinets a débouché sur la volonté politique de remédier à cette situation. Et le fait que les travailleurs du sexe eux-mêmes aient été les premiers à être sollicités pour des conseils dans ce domaine n'a jamais été vu auparavant. Il s'agissait, et il s'agit toujours, d'une démarche courageuse de la part des Cabinets de la Justice et de l'Égalité des chances, qui voulaient ainsi prendre à contre-pied le discours victimaire alarmiste qui ne tient pas compte des nuances, qui domine nos lois depuis 1950 et qui discrimine structurellement les travailleurs du sexe, comme cela a été, une fois de plus, douloureusement mis en exergue pendant la pandémie.
Il a été répété plusieurs fois la semaine dernière que le travail du sexe n'est pas criminalisé et que, par conséquent, la dépénalisation implique nécessairement la décriminalisation du proxénétisme. Permettez-nous de clarifier cet amalgame de concepts. En effet, le travail du sexe lui-même n'est pas interdit dans notre pays. Mais nos lois visent à rendre pratiquement impossible l'exercice de cette activité. Notamment parce que sa mise en place est criminalisée. C'est la stratégie de l'"abolitionnisme", avec laquelle les effets les plus néfastes sont finalement supportés par les travailleurs du sexe. Qui, selon l’intention du modèle, se couperaient en quatre pour trouver un autre moyen de survivre.
Ce qui suit est une liste non-exhaustive de ce qui se produit aujourd'hui:
En résumé, les travailleurs du sexe ne peuvent pas exercer leur métier comme le font d'autres salariés ou indépendants. L'absence de cadre juridique entraîne l'arbitraire, la fragmentation, le manque de protection sociale et l'insécurité juridique. Quelle que soit la manière dont l'entreprise est gérée - avec respect pour les travailleurs du sexe et des conditions de travail minimales ou non - le secteur de l'exploitation est criminalisé mais toléré. Tant que cette situation persiste, il n'y a aucun moyen de faire respecter des règles minimales en matière de conditions de travail, de sécurité et de santé. Comment réglementer un secteur qui ne devrait pas exister ? En outre, le travail du sexe est l'une des seules formes de travail qui ne dispose pas d'un cadre juridique concluant prévoyant une protection sociale et en matière de droit du travail, alors que des taxes sont prélevées sur l'activité.
Il est donc incorrect de dire que le travail du sexe n'est pas du tout dépénalisé. La liste que nous venons de donner montre clairement que ce n'est pas parce que le travail sexuel n'est pas interdit en soi qu'il n'y a pas de problème. Dans notre définition de la décriminalisation, nous suivons Amnesty International et Médecins du Monde, qui incluent tous deux dans leur plaidoyer pour la décriminalisation l'offre, l'achat et l'organisation de services sexuels.
Comme les organisations mentionnées, nous pensons que le débat est trop souvent basé sur la fausse logique selon laquelle plus de droits pour les travailleurs du sexe se font au détriment de la protection des victimes de la traite. C'est faux. Nous devons nous débarrasser de ça. La dépénalisation telle que nous la proposons est conçue pour offrir une plus grande protection aux deux. On se demande à juste titre s'il existe des études d'impact montrant que la dépénalisation agit comme un aimant pour le trafic. Non, de telles études n'existent pas. Cette relation de cause à effet n'a jamais été démontrée nulle part. Il est répété que les chiffres de l'ONU montrent que 95 % des travailleurs du sexe n'ont pas fait ce choix volontairement. Bien que nous ayons fait de gros efforts, ces chiffres sont introuvables. Nous demandons donc aux parlementaires, si des amendements sont déposés faisant référence à des chiffres, d'être chastes et de citer les sources. On nous dit que la Suède est le modèle à suivre car le travail du sexe y est interdit et que cela conduit à une plus grande égalité des sexes dans la sphère sexuelle. On oublie que la Suède heurte systématiquement les droits humains des travailleurs du sexe dans sa lutte pour une plus grande soi-disant égalité des sexes.
La question clé est, bien sûr, de savoir si la réforme telle qu'elle est conçue apportera un changement suffisant. En tant qu'organisation, nous étions plus satisfaits de la première version de ce texte, qui ne comportait pas d'interdiction de publicité et dans laquelle toute forme d'exploitation sexuelle pouvait être directement qualifiée de traite des êtres humains. Le texte actuel, comme l'ont souligné les centres de lutte contre la traite, crée une confusion en raison du chevauchement existant entre l'exploitation de la prostitution et la traite. Ce n'était pas le cas dans la première version du texte. Cela se fait au détriment à la fois des travailleuses du sexe et des victimes de la traite, alors que l'intention de cette réforme législative est précisément de rendre la différence très claire.
Après une lecture approfondie du texte actuel, nous exprimons ici nos commentaires les plus importants. Une note plus complète vous sera envoyée:
L'article 433quater/1 sur le proxénétisme est problématique, non seulement il crée une confusion entre l’abus et la traite des êtres humains, avec toutes ses conséquences pour les victimes, mais il criminalise largement pour ensuite permettre quelques exceptions. La question se pose de savoir si l'on peut encore parler de décriminalisation. Nous tenons à faire remarquer que même sans cet article, toute gestion reste pénalisable en raison des dispositions relatives à la traite des êtres humains. Nous tenons également à souligner que la confusion entre abus et traite existe tout autant dans l'actuel article 380. Même sans cet article, le proxénétisme restera puni par l'article 433quinquies et tous les gestionnaires restent poursuivables.
En même temps, le proxénète est strictement défini et n'est plus considéré comme tout tiers recevant de l'argent grâce au travail sexuel. Les banques, les assureurs et les comptables n'ont donc plus rien à craindre.
Enfin, l'article laisse la place à une réglementation et un cadre stricts en ce qui concerne le travail en tant que salarié. Déjà, l'article 14 de la loi du 3 juillet 1978 - l'irrévocabilité de la nullité d'un contrat - a été intégré dans un projet de loi par le ministre Dermagne. L'extension de l'article 3 de l'arrêté royal de 1969 - l'extension de la sécurité sociale des salariés aux indépendants - on le mettra sur la table. Nous sommes prêts, avec les cabinets et les syndicats, à entamer ce travail. Dans ce cadre, nous souhaitons prendre explicitement en compte les quatre libertés des travailleurs du sexe, qui sont des exceptions nécessaires à la relation de subordination dans un contrat employeur-employé. Ces quatre libertés ont été élaborées par le groupe de réflexion néerlandais SexwerkExpertises, dont Utsopi est le seul membre étranger. Les voici :
Ces quatre libertés sont la pierre d’achoppement contre les abus ou l'exploitation.
L'article 433quater/2 sur la publicité interdit la publicité, sauf si le travailleur du sexe fait de la publicité pour lui-même. La question posée la semaine dernière était la suivante : que faut-il faire pour empêcher les proxénètes qui se cachent derrière de fausses publicités d'avoir le champ libre ? La réponse est la suivante : n'interdisez pas la publicité, car cela priverait les autorités de l'outil le plus puissant dont elles disposent pour lutter contre la traite des êtres humains en ligne. En l'état, l'interdiction de la publicité pourrait conduire à la même situation que celle qui a prévalu aux États-Unis en 2018 après l'adoption des lois SESTA / FOSTA visant à lutter contre la traite des êtres humains sur Internet. Si nous saluons l'intention du législateur américain, l'impact négatif potentiel n'a jamais été pris en compte. En effet, le ministère américain de la justice a écrit dans un récent rapport d'évaluation qu'il est devenu plus difficile de lutter contre la traite depuis que les sites d'annonces ont été mis hors ligne. La coopération entre la police judiciaire et les sites web fonctionnait bien, ce qui permettait de lutter plus efficacement contre la traite. Cette coopération existe actuellement aussi en Belgique.
En ce qui concerne la publicité, on nous a dit la semaine dernière que neuf annonces sur dix sur Quartier-Rouge sont des cas de traite d'êtres humains. C’est inexact. D'après nos contacts avec la police, neuf cas sur dix présentent des signes qui nécessitent une enquête plus approfondie. Une interdiction de la publicité nous prive de l'outil le plus puissant contre la traite sur Internet. Sans plateformes, ça va glisser vers le dark web.
Le profit anormal, 433quater/4, a souvent été évoqué lors des débats publics. Il est également intéressant de rappeler la définition de l'avantage anormal dans la loi : " Un avantage est anormal s'il est contraire au cours normal des choses, aux règles ou usages établis, ou à ce qui est habituel en pareil cas. "
Bien sûr, ce qui constitue le cours normal des affaires est difficile à déterminer dans un secteur qui n'est soumis à aucune réglementation et il n'existe aucun accord sur le "cours normal des affaires". Il nous semble que des questions de ce type peuvent être résolues à partir du moment où une commission paritaire pour le travail du sexe est créé. Avec des accords entre employeurs et employés. Cela semble être un rêve lointain, mais c'est à quoi nous travaillons déjà.
En conclusion : la possibilité de créer un cadre avec des contrats valides entre les travailleurs du sexe et les employeurs, avec tous les droits sociaux qu'un contrat de travail implique, et la suppression des restrictions sur les travailleurs du sexe indépendants, sera atteinte avec cette réforme. C'est déjà un progrès considérable.
On nous demande souvent dans quelle mesure cette proposition légitime la marchandisation du corps des femmes. Notre réponse est claire : tout ce qui peut être commercialisé le sera. Que ce soit légal ou illégal. C'est la logique de notre système économique. Mais si deux cents ans de capitalisme nous ont appris quelque chose, c'est que les droits sociaux et du travail sont la seule barrière contre l'exploitation, quel que soit le secteur.
D'un point de vue éthique et pragmatique, c'est donc la seule position féministe progressiste qui soit défendable en intègrant le travail du sexe au droit du travail et de la sécurité sociale. Il est inadmissible d'exclure des droits sociaux les personnes qui se trouvent souvent dans les situations les plus précaires et vulnérables. Le véritable progrès consiste à utiliser les instruments d'émancipation offerts par le droit social pour que les travailleuses du sexe aient une réelle liberté d’exercer dans des conditions acceptables, de collectiviser leur travail ou de changer de profession.
S'il y a une chose qui unit tout le monde ici, c'est l'obtention d’une protection, tant pour les travailleuses du sexe que pour les victimes de la traite, sans que l’une exclue l’autre. Les questions sont les suivantes : comment réaliser cette protection ? Quels sont nos outils ? Qu'est-ce qui est à notre portée? C’est ce à quoi nous œuvrons.
Plus de droits amène toujours à plus de choix.
Nous vous remercions de votre attention.
Ce texte a été lu devant le carrée d'Eunice Osayande, une travailleuse du sexe nigériane assassinée en 2018, lors de la Journée internationale contre les violences faites aux travailleu(r)ses du sexe:
Les mots peuvent tuer
Chaque année, le 17 décembre, tous les mouvements de travailleurs du sexe dans le monde commémorent celles et ceux qui, parmi iels qui ont été victimes de violences. C'est une journée où nous nous rassemblons, faisons entendre notre voix et dénonçons la violence à notre égard : celle des proxénètes, des mafias et de certains clients. Mais aussi le harcèlement, les insultes, les préjugés et la stigmatisation. La honte dont nous sommes accablées parce que notre métier dérange, perturbe les bonnes consciences. C'est le dernier tabou. Nous sommes une épine dans le pied de la société.
Cette journée est également l'occasion de réfléchir aux formes multiples de violence: journalistes et réalisateurs de télévision qui privilégient le sensationnalisme, sans se rendre compte qu'ils entretiennent des stéréotypes néfastes à notre égard, alors que la réalité est bien plus complexe. Ils détournent le regard de cette réalité et font leur buzz sur le dos d'un groupe discriminé.
L’image n’est pas innocente, et les mots peuvent aussi faire du mal. L'année dernière, où l'on nous avait promis que notre pays serait le deuxième au monde à décriminaliser le travail sexuel, n'a pas été la plus facile à cet égard. Bien sûr, c'était une grande nouvelle. Notre gratitude pour le courage et la persévérance des responsables politiques qui nous ont défendus est grande; leur combat n'est pas encore terminé. Mais l'opposition de ceux et celles qui prétendent vouloir nous protéger a été, comme on pouvait s'y attendre, très forte.
Certains ne se soucient apparemment pas combien les travailleurs et travailleuses du sexe ont souffert des fermetures obligatoires pendant la pandémie, souvent sans pouvoir compter sur une quelconque compensation financière. Le système existant ouvre la porte aux abus et à l'exploitation, ne fixe aucune condition minimale en termes de salaire, d'hygiène ou de sécurité, rend les travailleurs et travailleuses du sexe dépendants des autres et empêche l’accès à la pension, à l'assurance maladie ou au congé de maternité. Ce système est en faillite. Cela a été démontré de manière convaincante lors de la pandémie. Et pourtant, beaucoup pensent qu'il faut le préserver. C'est de la violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe.
Soutenir que les femmes ne peuvent pas choisir pour elles-mêmes, qu'elles sont par définition toutes victimes, et donc plaider contre la dépénalisation: c'est de la violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe. Nous faire taire parce que nous glorifierions le travail du sexe, alors qu'en fait nous nous battons pour les droits humains les plus fondamentaux: c’est de la violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe. Prétendre vouloir protéger les travailleurs et travailleuses du sexe, sans entamer un dialogue avec elles et eux : c'est de la violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe. Citer des chiffres fictifs, des faits ou des recherches périmées au Parlement pour saper la dépénalisation: n’est-ce pas un parjure ? Dans tous les cas, il s'agit d'une tentative de saper un débat honnête et donc la violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe. Il s'agit simplement d'un échantillon de ce que nous avons vu et entendu au cours des derniers mois.
Les mots deviennent décisions et lois. Les mots façonnent la réalité. Les mots stigmatisent ou normalisent. Les mots peuvent blesser. Les mots peuvent tuer. Ici, devant la carrée où une travailleuse du sexe a été horriblement tuée, nous voulons nous attarder sur les conséquences des mots qui condamnent nos pairs à une existence obscure. La stigmatisation nie notre humanité et fait de nous des victimes de la violence.
Donnez-nous des droits et nous serons en mesure de faire des choix. Nos propres choix.
Comme partout ailleurs dans le monde, nous lisons maintenant les noms des travailleurs et travailleuses du sexe que nous avons perdus dans le monde cette année. Nous dédions également ce discours à ceux et celles qui endurent la douleur de la violence qui leur est infligée chaque jour.
Discours écrit par Utsopi et lu par le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne, le 18 mars 2022 à 00h35:
"Cette réforme est l'aboutissement d'une lutte que nous, travailleu(r)ses du sexe, menons depuis 30 ans dans notre pays. Cette lutte n'a pas lieu qu'ici : dans le monde entier, des centaines de milliers de travailleu(r)ses du sexe se battent pour obtenir ce que nous obtenons ici et maintenant. Il s'agit d'une réforme qui met fin à un discours contre-productif de victimisation qui ne fait que stigmatiser davantage les travailleu(r)ses du sexe et les rendre dépendant.es des autres. Vous voulez vraiment nous aider ? Alors donnez-nous des droits. "Si on nous donne plus des droits, on aura plus de choix", comme l'a résumé l'un de nos membres il y a quelques années. Et écoutez-nous. C'est ce qui s'est passé ici. Selon les mots de notre fondatrice Sonia Verstappen : "La réforme se caractérise par son pragmatisme. Elle n'a pas été élaborée par quelques technocrates dans un bureau. Nous, les travailleurs et travailleuses du sexe, nous avons été écoutées et consultées. C'est une grande “première”. Enfin, nous avons le sentiment que nous existons. Rien que pour cela, nous tenons à remercier le Ministre et le gouvernement."
Que la Belgique soit le premier pays d'Europe, le deuxième au monde, à écouter les travailleu(r)ses du sexe et à vouloir les décriminaliser ne doit pas surprendre. La Belgique a été le deuxième pays au monde à autoriser le mariage homosexuel et le deuxième pays au monde à autoriser l'euthanasie sous conditions. Avec cette réforme, cette grande avancée, notre pays confirme son nom de nation éthiquement progressiste. Nous avons besoin d'éthique, pas de moralité. Des faits objectifs et une honnêteté intellectuelle, pas un alarmisme hystérique. Nous espérons que notre exemple sera bientôt suivi, pour le bien des centaines de milliers de personnes dans le monde qui souffrent de la stigmatisation, de l'arbitraire et de non-recours aux droits."
Nous sommes Marie Lesperance, un des membres fondateurs, et Daan Bauwens, directeur actuel de l'organisation Utsopi. Cet acronyme signifie Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisé.es pour l'Indépendance. Notre organisation est la première et la seule organisation communautaire belge pour et par les travailleurs du sexe. Nous réunissons les travailleu(r)ses du sexe du pays entier, nous nous battons ensemble pour leurs droits fondamentaux, pour plus de visibilité et la fin de la stigmatisation. Nous faisons ensemble le suivi de la situation dans le secteur et nous traduisons nos besoins auprès des politiques et du grand public en tant que porte-parole de la communauté. Nous sommes en contact direct avec environ 400 travailleurs du sexe individuels, dont les trois quarts vivent dans la région de Bruxelles-Capitale. Grâce à notre étroite collaboration avec les organisations d'aide socio-médicale Espace P et Alias, nous touchons environ 2000 travailleu(r)ses du sexe sur le territoire bruxellois.
Utsopi existe depuis 2015 et a été à l'avant-garde de la récente réforme du code pénal relatif à la prostitution, ce que l'on appelle la décriminalisation du travail du sexe. Pendant la pandémie et la fermeture obligatoire du secteur en 2020, c'est notre organisation qui a organisé une aide financière pour les travailleurs du sexe dans tout le pays, car une grande partie d'entre elles n'avaient pas droit à un revenu de remplacement en raison de l'encadrement insuffisant de l'activité. Dans le Quartier Nord en 2020, 1200 repas ont été distribués dans la carrée d'un de nos membres aux travailleurs du sexe les plus précaires de notre pays. Nos actions étaient motivées par un sentiment d'urgence. Ce que nous avons fait, nous l'avons fait sans y penser.
Pour le monde extérieur, comme il s'est avéré par la suite, les travailleurs du sexe apparaissaient, pour la première fois, comme un groupe qui n'est pas composé exclusivement de victimes sans défense, comme le voudrait le cliché. Que les travailleu(r)ses du sexe puissent parler en leur nom. Les travailleu(r)ses du sexe sont capables de s'organiser eux-mêmes, jusqu'à assumer des tâches que l'État ne réussit pas à assumer, comme la mise en place d'un filet de sécurité sociale pour les autres travailleu(r)ses du sexe. Cela a créé l'ouverture vers le niveau politique. En mai 2020, Utsopi était contacté par le GEES, le groupe d'experts chargé de la stratégie contre le Covid-19. Notre association était mandaté, ensemble avec la Fédération des Services Sociaux, à coordiner le dévéloppement d’un protocol de réouverture avec les autres acteurs du terrain sur le plan national. En 2021, nous avons plaidé pour une réouverture du secteur avec un protocole adapté, car nous étions de plus en plus confrontés à des situations de détresse de travailleu(r)ses du sexe qui, par nécessité, reprenaient le travail dans l’illégalité.
Travailler sous le radar, et nous y reviendrons plus tard, rend les travailleu(r)ses du sexe très vulnérables. Comme il s'agit d'une activité interdite, les travailleu(r)ses du sexe se sentent pas légitimes pour aller à la police par peur de poursuites ou demander une aide médicale en cas de besoin ou de violence. La stigmatisation est également un obstacle important. Les clichés souvent entendus selon lesquels il ne s'agit que d'un groupe de victimes, appartenant à un monde criminel, créent une stigmatisation et une autostigmatisation. Les travailleurs du sexe sont beaucoup plus susceptibles de subir des violences liées à la stigmatisation que des violences liées au travail. L’autostimatisation les empêche de faire valoir leurs droits fondamentaux.
Pour nous, en tant qu'organisation, il est essentiel de lutter contre ce stigmate. L'égalité des droits, éviter les drames sociaux comme lors de la pandémie et la déstigmatisation, voilà les trois principales raisons qui nous ont poussés à prôner la décriminalisation. Nous sommes donc très reconnaissants au gouvernement fédéral et au Parlement d'avoir écouté notre voix, la voix des travailleuses du sexe sur le terrain.
Pour la même raison, nous remercions ce parlement pour son invitation. La Région de Bruxelles-Capitale est compétente pour l’aide aux personnes, la prévention et la sécurité. Ce sont deux compétences qui touchent directement au travail du sexe.
A l'occasion de cette intervention, nous souhaitons vous transmettre deux messages importants. Comme presque toutes les organisations qui prennent la parole au cours de ces auditions, nous voulons attirer votre attention sur les dangers d'un amalgame entre le travail sexuel et la traite des êtres humains. L'amalgame entre les deux n'est pas seulement erroné, il crée des conséquences désastreuses tant pour les victimes de la traite que pour les travailleurs du sexe. Deuxièmement, tout au long de cette présentation, nous préciserons qu'en matière de traite, le travail du sexe n'est pas le problème mais une partie de la solution.
Concernant l'amalgame entre la traite des êtres humains et le travail du sexe, nous ferions bien de vous lire cette déclaration de 2018 de l'ONUSIDA, ainsi que de l'UNFPA et du PNUD : "Tout amalgame entre le travail du sexe volontaire et adulte et la traite des êtres humains constitue une violation des droits humains des travailleurs du sexe, et augmente considérablement le risque de VIH et de violence tant pour les travailleurs du sexe que pour les femmes et les filles victimes de la traite, car ils sont poussés encore plus loin dans la "clandestinité"."
Les chiffres sont souvent cités pour prouver que le travail sexuel volontaire n'existe pas, c'est-à-dire que tout travail sexuel serait forcé et relèverait donc de la traite des êtres humains. Nous tenons à souligner qu'il n'existe pas de chiffres qui le prouvent. Mais les chiffres sont souvent mal cités ou encadrés.
Plusieurs organisations affirment, par exemple, que selon les chiffres de la police, 85 pourcent des travailleurs du sexe dans notre pays sont victimes de la traite. Ce n'est pas vrai. Comme le policier John Debuf nous l'a dit ici lors de la dernière audition, 85 pourcent des travailleuses du sexe nouvellement arrivés dans les vitrines de Bruxelles sont des victimes potentielles de la traite, selon les témoignages des travailleurs du sexe qui ont une rélation de confiance avec la police ou autres services. Il s'agit des vitrines de Bruxelles, pas du pays. Nous parlons de victimes potentielles, pas de victimes avérées. Comme l’a dit Monsieur Debuf, ce chiffre n’est pas vérifiable.
On vous dira probablement que les recherches montrent que 70 pourcent des travailleurs du sexe souffrent du syndrome de stress post-traumatique, de sorte que le travail du sexe est aussi traumatisant pour les femmes que les expériences de guerre ou la torture. Nous connaissons bien ce chiffre. Elle est issue de recherches menées en 1993 et 2003 par la psychologue américaine Melissa Farley, qui, comme par hasard, est également une militante anti-prostitution. Ceux qui citent ce chiffre omettent souvent de mentionner que 75 pourcent de l'échantillon de 2003 de Mme Farley étaient des personnes sans domicile fixe ou l'avaient été dans le passé. L'échantillon de 1993 était composé à 75 pourcent de consommateurs de drogue ou d'anciens consommateurs de drogue. Il va sans dire qu'il ne s'agit pas d'échantillons représentatifs.
Il ne s'agit pas d'un débat honnête si l'une des parties utilise des données qui sont manifestement fausses. Avoir un point de vue idéologique n'est pas une excuse suffisante, au contraire. Ces chiffres visent en définitive à réduire au silence les travailleurs du sexe, en particulier ceux qui défendent leurs droits. Nous tenons donc à vous mettre en garde contre l'utilisation de chiffres. Il existe des données fiables, absolument, mais il est toujours nécessaire de vérifier la source. En attendant, les preuves scientifiques sont accablantes. À votre demande, nous pouvons vous fournir une liste de plus de 20 études peer-reviewed, y compris de l'Université de Harvard et d'un nombre important de chercheurs suédois, montrant que les politiques de criminalisation et les politiques qui ne font pas de distinction entre la traite et le travail du sexe entraînent toujours plus de violence et de risques pour la santé des travailleurs du sexe. Il en résulte une augmentation du travail clandestin, un déclin de la confiance et des relations entre les travailleurs du sexe et les forces de police, et une stigmatisation accrue. La décriminalisation entraîne toujours une amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs du sexe. Quiconque ferme les yeux sur ces recherches, disons-le clairement, ne rend pas service aux travailleuses du sexe, ni aux victimes de la traite. Dans sa fonction de coordination sur le territoire bruxellois, nous espérons que la Région bruxelloise suivra le plus fidèlement possible la conception du cadre fédéral de décriminalisation.
Pour atteindre ce but, il est indispensable qu’une harmonisation des politiques dans toute la région se crée. Je donne maintenant la parole à notre fondatrice, Marie Lesperance, qui vous en dira plus sur les évolutions qui ont eu lieu dans la région de Bruxelles-Nord au cours des dernières décennies.
L'amalgame entre la traite des êtres humains et le travail sexuel a sa propre interprétation, très problématique, à Bruxelles. Je suis de près la situation dans le quartier depuis 1992 et je suis devenu militante en 1996. Cette année-là, des émeutes ont éclaté dans le quartier nord. Bien que les travailleuses du sexe n'aient joué aucun rôle dans la cause du conflit, les vitrines des carrées et des maisons privées ont été brisées et des cocktails Molotov ont été lancés à l'intérieur. Presque toutes les carrées du quartier ont été incendiées. Dans les mois qui ont suivi, un grand nombre de propriétaires, ne voulant pas revivre la même expérience, ont mis en vente les maisons dans lesquelles se trouvaient les carrées. Une nouvelle garde de propriétaires a rapidement émergé. Dans certains cas, les loyers ont été multipliés par dix. De plus en plus de femmes d'origine belge ont été chassées du quartier et de plus en plus de très jeunes femmes d'origine africaine sont soudainement apparues derrière les vitrines. Beaucoup d'entre elles ne parlaient aucune des langues du pays, ne connaissaient pas leurs droits, ne savaient rien des prix en vigueur, n'avaient souvent pas été scolarisés et, dans certains cas, ne savaient ni lire ni écrire. Lorsque la police leur demandait qui les avait mis derrière les vitrines, la réponse la plus fréquente a été qu'elles avaient trouvé la clé dans la rue devant le seuil.
En 2011, après des négociations entre la police locale, les travailleuses du sexe, les autorités communales de Schaerbeek et de Saint-Josse, et l'organisation d'assistance socio-médicale Espace P, un règlement de prostitution a été élaboré pour le territoire des deux communes afin de lutter contre les abus. Etant le résultat d’une concertation, celui-ce n’a jamais été porté devant le Conseil d’État.
Le succès de ce règlement a été limité, du moins en ce qui concerne la commune de Saint-Josse. Après l'entrée en fonction du bourgmestre Emir Kir, de nouvelles réglementations ont été promulguées en 2015 pour Saint-Josse, sans concertation, avec des conditions inatteignables. Ce règlement a été annulé par le Conseil d'État en 2016. Un autre nouveau règlement de 2018 a encore été annulé par le Conseil d'État en 2019. Chacune de ces réglementations visait à fermer de plus en plus de carrées.
Ce qui est interpellant et particulièrement triste dans ce qui s'est passé alors, c'est que la traite des êtres humains a toujours été invoquée pour justifier la promulgation de ces règlements. Dans l'intervalle, la pratique a montré que rien n'était fait pour lutter réellement contre la traite des êtres humains. Pendant la période mentionnée, la police a fait plusieurs observations sur les lieux et les informations ont été transmises au bourgmestre. Contrairement à Schaerbeek, le bourgmestre n'a jamais imposé d'amende ou de fermeture. Cela a créé une situation d'impunité, qui a été exploitée avec gratitude par les réseaux nigérians. Entre-temps, lesdits rapports de police ont été utilisés pour imposer des réglementations plus strictes, et lorsque cela n'a pas fonctionné, la commune a commencé à acheter des carrées avec l'intention explicite de chasser la prostitution du quartier. Les maisons qui ont été achetées ont été murées et sont maintenant dans un état de délabrement manifeste. Les travaux de voirie à l'une des intersections centrales ont duré plus d'un an, de sorte que les voitures, y compris les voitures de police, ne pouvaient plus passer. Ce carrefour est désormais surveillé jour et nuit par des dealers. Les clients des travailleuses du sexe n'osent plus entrer dans le quartier. On penserait presque qu'il s'agit d'une stratégie consistant à rendre la situation tellement invivable que les résidents, et les travailleuses du sexe, n'ont d'autre choix que de partir. Qu’est-ce qui est le plus douloureux pour nous: on nous dit que les travailleuses du sexe sont responsables de la dégradation du quartier, que l’activié du travail du sexe dans le quartier est responsable de la violence des gangs, du trafic de drogues et d'armes, de trafic de voitures, marchands de sommeil, ...
C'est devenu encore plus absurde: fin 2019, une crèche a été ouverte au milieu du Quartier Nord, en espérant que cela signifierait la fermeture de toutes les carrées dans un rayon de 350 mètres. La législation stipule que dans ce rayon autour d'une crèche ou d'une école, aucun établissement sexuel ne peut exister. Les travailleuses du sexe ont de nouveau pris des démarches envers le Conseil d’État et ont gagné. Pendant la pandémie, la taxe communale a été enlevé à Sint-Josse pour tous les commerces, sauf pour les travailleuses du sexe. La taxe de 3300 euros par an est restée obligatoire, même si les carrées devaient rester fermées, sachant que ce sont les travailleuses qui la paient. Des travailleuses du quartier ont témoigné d’une augmentation considérable du nombre de jeunes femmes africaines pendant la pandémie à Saint-Josse sur les trottoirs.
La différence avec Schaerbeek ne pourrait être plus grande. Les règlements de police de 2011 sont toujours en place et appliqués. Tous les trois mois, le conseil municipal s'assoit avec les travailleu(r)ses du sexe, représentés par Utsopi, la police locale et fédérale et l'organisation d'aide socio-médicale Espace P.
Des tentatives ont été faites pour approcher Saint-Josse, mais en vain. Ceci montre combien il est difficile pour nous, en tant qu'organisation, de remédier à une situation dans une municipalité qui a une politique anti-prostitution. Leur soutien aurait été le bienvenu, surtout pendant la pandémie. L'idéologie a pris le pas sur le sort et le respect des travailleuses du sexe.
Deux affaires de traite d’êtres humains médiatisées ont permis de mettre le focus sur la situation dans le quartier. Il y a avait le procès Mama Leather de 2018, dans lequel le rapporteur national indépendant migration Myria a pris position en tant que civil. Les faits ont pesé lourd : plus de 30 victimes, souvent mineures, ont été contraintes de se prostituer. Enfin, il y a eu le procès du meurtrier d'Eunice Osayande en 2022, dans lequel l'Utsopi s'est portée partie civile. Eunice a été assassinée le 5 juin 2018.
Il y a plein de cas qui ne sont jamais portés devant les tribunaux. Il y a trop d'actes de violence dans le quartier pour les pouvoir énumérer. Quelques mois avant le meurtre d'Eunice, le 17 février 2018, une travailleuse du sexe africaine avait déjà été laissée pour morte dans la rue. L'impunité était totale.
Eunice a été victime d'une tentative de vol, comme l'a montré le procès d'assises, et pas un client comme la presse l’a communiqué. C'était aussi le procès d'une jeune femme africaine, seule, exploitée par le réseau qui l'avait placée là. Exploitée par des personnes qui lui vendaient chaque jour de la nourriture à des prix exorbitants, par la mama lui sous-louait sa carrée à des prix exorbitants, ainsi que par le propriétaire de l'appartement de la périphérie de la ville où elle payait 500 euro pour une chambre à partager avec cinq autres personnes. Eunice, c'est aussi l'histoire d'une femme qui etait très mal protégée par la société, qui se trouvait dans un lieu ou l’impunité est loi, dans une situation de non-droit.
Le problème de la traite des êtres humains a une portée internationale et implique des réseaux professionnels mondiaux. La question de savoir pourquoi le Quartier Nord de Bruxelles a été choisi par ces réseaux pour héberger leurs femmes, dont certaines sont mineures, a donc trouvé une réponse. Il ne s'agit pas seulement d'impunité à Saint-Josse, mais aussi d'une fragmentation de la politique régionale. Saint-Josse et Schaerbeek appartiennent à la même zone de police, mais lorsque les policiers franchissent la frontière entre les communes, les règles sur le travail du sexe changent. Comme nous l'a dit le procureur-général Maarten Sobrie lors des auditions parlementaires qui ont conduit à la décriminalisation, un tel "patchwork" est hautement indésirable : "il fait le jeu des personnes qui veulent abuser", a-t-il déclaré. Cette situation est intenable.
À la page 43 de l'accord du gouvernement bruxellois, on peut lire : "En matière de prostitution, le Gouvernement proposera la mise en place d’une coordination intercommunale et harmonisera les approches, dans le respect des spécificités locales et en partenariat avec les acteurs de terrains et les riverains.." Comme le montre notre témoignage, l'harmonisation est plus que nécessaire pour protéger les travailleuses du sexe et les victimes de la traite. Où sommes-nous maintenant? Il va de soi que cette harmonisation des politiques est impossible sans un dialogue entre les différentes zones de police locale.
Une politique qui cherche à lutter contre la traite des êtres humains en chassant le travail du sexe ne fonctionne pas, que du contraire, la clandestinité devient grandissante. Ce n'est pas seulement le cas à Bruxelles. Cela ne fonctionne nulle part, en témoigne le nombre important de recherches internationales sur le sujet.
Si une politique de lutte contre la traite des êtres humains est contre-productive, si elle facilite la traite au lieu de l'éliminer, ne faut-il pas la modifier ? Si les résultats sont si désastreux, pourquoi Saint-Josse, ainsi que la Suède et la France, ne procèdent-ils pas à des modifications ? À notre avis, il n'y a qu'une seule réponse possible: il ne s'agit pas de traite des êtres humains, mais d'une lutte déterminée contre le travail du sexe pour des raisons morales. Parce que le travail du sexe est considéré intrinsèquement mauvais. Mais aujourd'hui, et heureusement, la moralité n'est plus le fondement d'une politique. Dans notre pays, au moins, on ne peut plus vendre une politique sur des bases morales.
Quelle est donc la politique nécessaire ? Que dit la réalité sur le terrain ? Qu'est-ce que les travailleuses du sexe active sur le terrain ont à dire ? Que disent les officiers de police ? Que dit le centre d'aide aux victimes de la traite, reconnu au niveau national ? Que disent les victimes elles-mêmes ? Ce sont ces voix que nous devrions écouter.
Une approche efficace de la traite des êtres humains ou de l'exploitation du travail sexuel est impossible sans la coopération et la volonté des victimes. Ils viennent souvent de pays où la police est corrompue et où l'on ne peut pas lui faire confiance. Cette confiance doit donc être gagnée par nos policiers. Comme l'a souligné Myria dans son rapport annuel 2018, il n'est pas approprié de considérer les sans-papiers comme des "illégaux" en premier lieu lorsqu'ils sont arrêtés, plutôt que comme de possibles victimes de la traite. Myria a indiqué que la formation et la sensibilisation de la police sont nécessaires.
Cette formation a débuté en octobre dernier. En une série de six modules de sensibilisation, Utsopi, Espace P et Pag-asa ont sensibilisé près de 120 policiers de la zone de Bruxelles-Nord aux réalités du terrain. Le projet a été un tel succès que la zone de police a désormais prévu de faire en sorte que chaque patrouille dans le quartier comprenne toujours une personne de référence formée à la prostitution et à la traite des êtres humains.
Une fois encore, la confiance est nécessaire pour sortir les victimes de l'emprise du trafiquant. S'il est trop difficile de faire confiance à la police, nous pouvons nous tourner vers l'aide offerte par la communauté des travailleu(r)ses du sexe. Plusieurs membres d'Utsopi travaillent au Quartier Nord et connaissent la situation. L'année dernière, Utsopi a aidé 11 personnes d'origine Subsaharienne dans leurs démarches de quitter leur réseau ou de faire appel à leurs droits. L'année précédente, nous avons assuré l'orientation de deux victimes de la traite des êtres humains vers Pag-asa. Partant du constat que non seulement les Subsahariennes, mais aussi celles d'origine de l’Europe de l’Est ne sont pas toujours conscientes du fait qu'elles sont exploitées, une campagne de sensibilisation innovante contre le proxénétisme est actuellement en préparation, pour laquelle nous avons demandé un financement au Secrétaire d'État à l'égalité des chances fédéral. Certaines ex-victimes d'exploitation font partie de notre organisation. Elles prennent l'initiative de développer nos nouveaux plans. Les jeunes travailleu(r)ses du sexe qui viennent nous voir pour le première fois sont immédiatement informés de leurs droits, des signes d'exploitation et de l'importance de fixer leur propres limites.
En résumé, le travail du sexe n'est pas le problème, il fait partie de la solution, en informant, en sensibilisant et en créant des liens de confiance. Mais pour être suffisamment efficaces, nous manquons cruellement de ressources. Ce n'est pas seulement le cas pour nous: chaque année, les équipes spécialisées dans la prostitution et la traite des êtres humains au sein des forces de police voient leur nombre diminuer. Bruxelles compte cinq magistrats chargés de la traite des êtres humains, dont les responsabilités incluent aussi le grand banditisme.
Un dernier élément dont nous aimerions vous parler est la complexité à laquelle nous sommes confrontés en matière de subventions, qui a un impact énorme sur notre expérience professionnelle et notre efficacité. Ce n'est pas une critique à l'égard des employés de votre administration, qui nous aident en paroles et en actes, mais ils manquent eux-mêmes de temps pour évaluer nos dossiers en temps utile. La plupart de nos financements proviennent de la région de Bruxelles. Nous sommes maintenant au mois de mai et nous n'avons toujours pas reçu les budgets, budgets qui nous ont été promis pour l’année 2022 et avec lesquels nous payons notre équipe et nos dépenses depuis début janvier. C'est une situation intenable, qui est extrêmement stressante. La survie de notre organisation est mise en danger. Nous faisons tout notre possible pour remplir notre mission avec un minimum de ressources, mais nous sommes à bout de souffle financièrement. Une solution doit être trouvée à cette situation impossible.
Mais pour en revenir au message principal que nous voulions partager avec vous aujourd'hui: la nuance est nécessaire si nous voulons vraiment aider les personnes en situation de traite et d’abus. Une politique qui ne fait pas de distinction entre la traite des êtres humains et le travail du sexe entraîne la stigmatisation et la violence, et est inefficace contre la traite des êtres humains. Les travailleu(r)ses du sexe ne sont pas que des victimes, mais pour aider les victimes, nous avons besoin des travailleu(r)ses du sexe. Nous vous remercions de votre attention.